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Analyse des membres du front

Carta Academica, membre de Faire Front, sort un dossier très intéressant : « Et maintenant, on fait quoi ? »

Publié le 30 octobre 2020

https://plus.lesoir.be/331614/article/2020 – 10-15/et-main­te­nant-fait-quoi-le-soir-et-car­ta-aca­de­mi­ca-ouvrent-le-debat-sur-le-monde

Ven­dre­di, « Le Soir » et Car­ta Aca­de­mi­ca lancent un grand débat, en direct, sur trois dos­siers brû­lants : la tran­si­tion éco­lo­gique et sociale, la jus­tice fis­cale et la dette. Posez vos ques­tions aux experts invités !

«Et maintenant, on fait quoi?»: Le Soir et Carta Academica ouvrent le débat sur «le monde d’après»

Après une trop brève trêve esti­vale, la situa­tion sani­taire s’est à nou­veau for­te­ment dété­rio­rée. Elle remue son lot d’incertitudes per­son­nelles mais aus­si socio-éco­no­miques : le marasme du prin­temps der­nier est encore dans tous les esprits.

Quelle relance, dans ces condi­tions ? Quel « monde d’après » ? Avec quels moyens ? Et qui va payer la crise ?

Para­doxa­le­ment, ces ques­tions semblent désor­mais presque pas­ser au second plan. Selon l’image maintes fois enten­due ces der­niers temps, « quand la mai­son brûle, il faut d’abord éteindre l’incendie avant de son­ger à recons­truire »… Elles n’en demeurent pas moins capi­tales : des réponses appor­tées dépend l’avenir d’une ou deux générations.

Car­ta Aca­de­mi­ca, col­lec­tif d’académiques « enga­gés », dont on peut lire une chro­nique chaque same­di sur notre site, et Le Soir ont déci­dé de lan­cer la réflexion.

« Et main­te­nant, on fait quoi ? ». Ce ven­dre­di, à 19h, un débat d’1h30 se dérou­le­ra à la rédac­tion, rue Royale. Il sera retrans­mis en direct pour nos lec­teurs via notre page Face­book ICI, puis ulté­rieu­re­ment par les soins de Car­ta Aca­de­mi­ca, et par Le Soir, qui en dif­fu­se­ra des extraits sur son site.

Trois grandes thé­ma­tiques seront abordées :

1. La tran­si­tion éco­lo­gique et sociale : vers quel modèle ? et com­ment y arriver ?

2. La fis­ca­li­té et la jus­tice fis­cale : quels moyens pour mieux répar­tir la charge ?

3. Le bud­get et la dette : vers quel modèle économique ?

Avec, en sus, la ques­tion des inéga­li­tés, qui tra­verse chaque dos­sier de part en part.

Pour en débattre quatre experts : Paul De Grauwe, pro­fes­seur à Lon­don School of Eco­no­mics, Chris­tine Mahy, secré­taire géné­rale du Réseau wal­lon de lutte contre la pau­vre­té, Isa­belle Fer­re­ras, pro­fes­seure de socio­lo­gie à l’UCLouvain, et Nico­las Van Nuf­fel, direc­teur du plai­doyer au CNCD-11.11.11, la cou­pole des orga­ni­sa­tions de soli­da­ri­té internationale.

Pour poser les enjeux et nour­rir la réflexion, nous les avons préa­la­ble­ment inter­ro­gés. Vous êtes invi­tés à en faire de même. Béa­trice Del­vaux, édi­to­ria­liste en chef du Soir, qui ani­me­ra le débat, se char­ge­ra de relayer vos ques­tions ven­dre­di soir, en direct. Posez-les dès main­te­nant en com­men­taire de notre direct vidéo sur Face­book.

« Taxer les très grandes for­tunes à des taux progressifs »

« Je suis convain­cu qu’il faut impo­ser une taxe pro­gres­sive sur la for­tune. J’entends bien l’objection : le patri­moine est déjà for­te­ment taxé en Bel­gique. Mais pas de la bonne manière ! Il ne s’agit pas de taxer ceux qui, par leur tra­vail, ont accu­mu­lé un cer­tain patri­moine, une mai­son, un peu d’argent – et qui repré­sentent 95 % de la popu­la­tion. Pour les 5 % les plus riches, au contraire, il faut taxer la for­tune ; et à des taux qui aug­mentent – disons : 1 % au-delà du mil­lion d’euros, 2 % au-delà de 10 mil­lions, 3 % au-delà de 100 mil­lions, 4 % au-delà du mil­liard, et ain­si de suite – sur le modèle que pro­pose Tho­mas Piket­ty. Un niveau exces­sif d’inégalités, cela détruit la démo­cra­tie. On le voit aux Etats-Unis, où les per­sonnes très for­tu­nées ont les moyens d’influencer la poli­tique à leur pro­fit. Or, Tho­mas Piket­ty l’a mon­tré : les grands patri­moines aug­mentent plus vite que le PIB, parce que le taux de ren­de­ment que les très riches peuvent obte­nir, qui n’est pas celui que l’épargnant lamb­da obtient sur son compte d’épargne, est plus éle­vé que la crois­sance éco­no­mique. Il faut donc frei­ner l’accumulation des for­tunes, mais aus­si évi­ter que ces très grosses for­tunes ne passent d’une géné­ra­tion à l’autre, sinon nous ver­rons le retour à l’Ancien régime, à la plou­to­cra­tie. Vou­lons-nous qu’en Europe éga­le­ment les très riches puissent ache­ter le sys­tème politique ? »

La réduc­tion des inéga­li­tés comme cri­tère cen­tral pour toutes les poli­tiques publiques

Un cha­pitre dans la décla­ra­tion gou­ver­ne­men­tale est dédié à la lutte contre la pau­vre­té. C’est bien de prendre un tel enga­ge­ment, mais ce n’est pas suf­fi­sant. L’objectif ne peut en effet être atteint que si on dépasse la mise en œuvre de mesures dédiées en visant beau­coup plus large, beau­coup plus ambi­tieux : pas­ser au scree­ning toutes les poli­tiques publiques et les ana­ly­ser à l’aune de la réduc­tion des inéga­li­tés. En se posant la ques­tion de savoir si telle mesure envi­sa­gée pour­ra bel et bien réduire les inéga­li­tés, si elle est neutre de ce point de vue ou si au contraire elle risque de les aug­men­ter. Affir­mer vou­loir réduire les inéga­li­tés, c’est bien, ana­ly­ser toutes les poli­tiques à cette aune, c’est en réa­li­té révolutionnaire !

Pla­ni­fier à nouveau

C’est un tabou des 30 der­nières années qu’il faut bri­ser : se remettre à pla­ni­fier. « Jusqu’au début des années 90, la Bel­gique avait un ministre du plan, rap­pelle Van Nuf­fel. Guy Verhof­stadt (VLD) fut l’un d’entre eux. Ensuite, la pla­ni­fi­ca­tion est deve­nue un tabou asso­cié au com­mu­nisme… » Ce qu’il attend ? « Une confé­rence natio­nale sur la tran­si­tion juste, « pas un hap­pe­ning d’une mati­née ou d’une jour­née avec des dis­cours, mais bien un pro­ces­sus met­tant autour de la table les acteurs clés, sec­teur par sec­teur, Etat, syn­di­cats, patrons, experts avec une contri­bu­tion variable des ONG pour ame­ner de la diver­si­té. L’idée est de des­si­ner les contours et les mesures de la tran­si­tion avec des échéances régu­lières, de moyen et de long terme ; 2030, 2050. Un par­le­ment citoyen ferait aus­si par­tie de la pano­plie des solu­tions. Et il faut redon­ner un rôle à l’Etat pour assu­rer le moni­to­ring de la trajectoire ».

« Tenir compte de l’urgence climatique »

« Après la crise sani­taire, c’est la crise cli­ma­tique qui est devant nous. Elle va dra­ma­ti­que­ment bous­cu­ler nos équi­libres géo­po­li­tiques et nos habi­tats. En juin 2019 par exemple, 8.000 tra­vailleurs d’Amazon aux USA avaient deman­dé à l’Assemblée géné­rale des action­naires de tenir compte des recom­man­da­tions du GIEC pour y confor­mer la stra­té­gie de l’entreprise. Mais Jeff Bezos a trou­vé que ce n’était pas une priorité… »

Paul De Grauwe : « Les Etats doivent investir dans la transition écologique et ils en ont les moyens »

Par Domi­nique Berns

Professeur émérite de la KU Leuven, Paul De Grauwe enseigne à la London School of Economics. Docteur en économie de l’Université Johns Hopkins, il a aussi été sénateur VLD de 1991 à 2003. Il est un des grands spécialistes de l’union monétaire européenne.

Pro­fes­seur émé­rite de la KU Leu­ven, Paul De Grauwe enseigne à la Lon­don School of Eco­no­mics. Doc­teur en éco­no­mie de l’Université Johns Hop­kins, il a aus­si été séna­teur VLD de 1991 à 2003. Il est un des grands spé­cia­listes de l’union moné­taire euro­péenne. – Bru­no DALIMONTE.
Paul De Grauwe, éco­no­miste et ancien séna­teur VLD, est for­mel : la contrainte bud­gé­taire n’est pas ce que l’on croit. Si une entre­prise pri­vée peut s’endetter pour inves­tir, il n’y a aucune bonne rai­son pour que les Etats ne le puissent pas.

Suite à la crise du Covid-19, les dettes publiques vont consi­dé­ra­ble­ment aug­men­ter. Si les règles bud­gé­taires euro­péennes ont été sus­pen­dues pour cette année et la pro­chaine, ne fau­dra-t-il pas ensuite y reve­nir, pas pour le prin­cipe, mais pour garan­tir la sou­te­na­bi­li­té des dettes publiques ? 

La dette publique est sou­te­nable aus­si long­temps que le taux de crois­sance (nomi­nale) est supé­rieur au taux d’intérêt. Dans ce cas, il n’y a pas d’effet boule-de-neige, pas d’explosion de la dette ; au contraire, le ratio de dette publique, la dette en pourcent du PIB, se sta­bi­lise ou se réduit, sans qu’il y ait d’effort à réa­li­ser. Une fois que la pan­dé­mie aura été vain­cue, la crois­sance sera ini­tia­le­ment assez forte par un effet de rat­tra­page, tan­dis que les taux d’intérêt res­te­ront bas au moins pen­dant un cer­tain nombre d’années.

Cela ne veut pas dire qu’on pour­ra se pas­ser de règles budgétaires… 

Mais il fau­dra d’autres règles. Une règle qui impose l’équilibre bud­gé­taire n’a pas de sens éco­no­mique. Il faut don­ner aux auto­ri­tés publiques les moyens d’investir, car des inves­tis­se­ments judi­cieu­se­ment choi­sis accroissent le poten­tiel éco­no­mique. L’Europe devrait adop­ter la « règle d’or », selon laquelle les inves­tis­se­ments publics peuvent être finan­cés par l’émission de dette.

Même si la dette n’est pas explo­sive, on ne peut exclure que cer­tains pays, dont le ratio, déjà éle­vé avant la pan­dé­mie, attein­dra des niveaux inédits, soient mis sous pres­sion par les mar­chés finan­ciers pour mettre en œuvre des poli­tiques d’austérité. Ils seraient ain­si condam­nés à une longue période de crois­sance faible et dans l’incapacité de finan­cer la tran­si­tion éco­lo­gique. Le dan­ger est réel, non ? 

Oui. Pour cer­tains pays, le pro­blème pour­rait se poser à moyen terme. Ain­si, la dette publique ita­lienne attein­drait 152 % du PIB l’an pro­chain, selon l’OCDE. Les pro­phé­ties des mar­chés peuvent en effet être auto­réa­li­sa­trices : il suf­fit que les inves­tis­seurs craignent que la dette de tel ou tel pays ne soit pas sou­te­nable et refusent de leur prê­ter de quoi faire rou­ler la dette ou exigent des taux très éle­vés pour pro­vo­quer une crise de la dette. Mais la Banque cen­trale euro­péenne (BCE) a les moyens d’intervenir en ache­tant, comme elle le fait déjà aujourd’hui, la dette publique. Elle s’est enga­gée à le faire. Et tant qu’elle conserve les titres sou­ve­rains qu’elle a acquis, c’est comme si cette par­tie de la dette publique n’existait plus, puisque la banque cen­trale retrans­fère au Tré­sor les inté­rêts que celui-ci lui a ver­sés. Il suf­fit que la banque cen­trale s’engage à déte­nir cette dette indé­fi­ni­ment – et donc, quand les titres arrivent à échéance, à rache­ter un mon­tant de dette équi­valent. La BCE pour­rait d’ailleurs aus­si bien annu­ler la dette publique qu’elle détient ; cela ne pose­rait aucun problème.

La banque cen­trale ne devrait-elle pas comp­ta­bi­li­ser cela comme une perte et deman­der à ses action­naires, les Etats, de la recapitaliser ? 

Non. L’actif de la banque cen­trale n’a pas d’importance. Elle pour­rait ne pas avoir d’actif que cela ne pose­rait aucun problème.

D’importants inves­tis­se­ments publics seront néces­saires dans le cadre de la tran­si­tion éco­lo­gique. Les Etats en auront-ils les moyens ? 

Tout à fait. Ils émet­tront de la dette. On peut se le per­mettre. Aujourd’hui, la Bel­gique emprunte pour dix ans à taux néga­tif. La dette ne coûte rien. Si ces moyens sont inves­tis pour ren­for­cer la rési­lience de l’économie face au défi cli­ma­tique, où est le pro­blème ? Une éco­no­mie plus rési­liente et plus pros­père géné­re­ra plus de recettes fis­cales. Soyons sérieux. Une entre­prise pri­vée peut s’endetter pour finan­cer des inves­tis­se­ments pro­duc­tifs qui aug­mentent sa ren­ta­bi­li­té future, laquelle lui per­met­tra de rem­bour­ser son emprunt. Et l’Etat ne le pour­rait pas ?

Christine Mahy : « Un impôt sur la fortune est totalement légitime »

Christine Mahy est secrétaire générale du Réseau wallon de lutte contre la pauvreté.

Chris­tine Mahy est secré­taire géné­rale du Réseau wal­lon de lutte contre la pau­vre­té. – Domi­nique Duchesnes.

entre­tien

N’est-ce pas para­doxal de déjà par­ler de relance alors qu’on n’est pas encore sor­ti de la crise ? 

La crise que nous tra­ver­sons est révé­la­trice de la manière dont notre socié­té est orga­ni­sée et de ses dys­fonc­tion­ne­ments : en s’insinuant dans nos vies, le coro­na­vi­rus a révé­lé et ampli­fié d’énormes fra­gi­li­tés. Réflé­chir dès à pré­sent à la relance n’a rien de para­doxal ni d’anachronique, pour autant qu’on réflé­chisse à la manière de cor­ri­ger, pré­ven­ti­ve­ment, ces dys­fonc­tion­ne­ments. Si c’est pour repar­tir « comme avant », en ne consi­dé­rant pas cette crise comme une oppor­tu­ni­té pour chan­ger les choses, pour orga­ni­ser le « monde d’après », cela n’a évi­dem­ment pas beau­coup d’intérêt.

Dans cette optique, quel rôle peut jouer la fiscalité ? 

Elle est très impor­tante, dans la mesure où c’est par ce biais qu’on fait ren­trer de l’argent dans les caisses. Mais s’il faut évi­dem­ment inter­ro­ger la manière de mieux per­ce­voir un impôt juste, il faut aus­si ques­tion­ner la néces­saire soli­da­ri­té que cette fis­ca­li­té doit orga­ni­ser, et il faut donc s’interroger en amont sur ce qu’on veut faire. Trop long­temps, on s’est foca­li­sé sur le cura­tif, notam­ment en matière de lutte contre la pau­vre­té. Or, le cura­tif coûte bien plus cher que le pré­ven­tif. C’est très clair dans le monde de la san­té, où une poli­tique de pré­ven­tion effi­cace per­met d’éviter de devoir trai­ter des patho­lo­gies beau­coup plus lourdes dès lors que cette pré­ven­tion n’a pas été orga­ni­sée. Dans le domaine qui m’intéresse, le coût pour la socié­té de la ges­tion des consé­quences de la pau­vre­té est plus éle­vé que le serait celui d’une poli­tique ambi­tieuse, à long terme, visant à éra­di­quer celle-ci – je pense notam­ment à l’accès à l’éducation et au loge­ment. Mieux vaut évi­ter que le sys­tème déraille plu­tôt que dépen­ser une for­tune pour le réparer.

Dès lors qu’on veut agir pré­ven­ti­ve­ment, il faut déga­ger les moyens ad hoc. Où aller cher­cher cet argent ? L’idée d’un « impôt sur la for­tune » est à nou­veau évoquée. 

Je me méfie de la for­mule, en ce sens qu’elle revêt un carac­tère popu­liste, qu’elle tend à oppo­ser les pauvres aux riches. Or, il ne sert à rien de stig­ma­ti­ser qui que ce soit, ni les pauvres, ni les riches. Ceci étant, je suis évi­dem­ment favo­rable au prin­cipe : un impôt sur la for­tune est tota­le­ment légi­time. L’idée selon laquelle les riches ne doivent leur aisance finan­cière qu’à eux-mêmes m’est insup­por­table : je ne vise pas seule­ment l’héritage, mais sur­tout le fait que même l’entrepreneur le plus « génial », le plus talen­tueux, ne serait pas deve­nu ce qu’il est sans le béné­fice, entre autres, d’un sys­tème édu­ca­tif de qua­li­té qui est finan­cé par la col­lec­ti­vi­té. Je suis cho­quée par la manière dont cer­tains, étant par­ve­nus à un cer­tain niveau de richesse, s’organisent pour ne pas la partager.

Mais l’Etat n’est-il pas, dans une cer­taine mesure, l’organisateur de sa propre pau­vre­té, dès lors qu’il mul­ti­plies les exo­né­ra­tions et autres niches fiscales ? 

Il y a une forme de conni­vence – je ne dis pas « col­lu­sion » – entre le pou­voir poli­tique au sens large et les pos­sé­dants, une forme d’idée reçue selon laquelle la richesse se consti­tue avant tout par le mérite, dans une socié­té où la concur­rence est éri­gée en valeur car­di­nale. Dans cette pers­pec­tive, on croit en une forme de logique ver­tueuse par le biais de laquelle le capi­tal ruis­sel­le­rait en quelque sorte natu­rel­le­ment dans la socié­té. Or, cela ne fonc­tionne pas comme cela, ain­si que Tho­mas Piket­ty l’a démon­tré : il y a au contraire un lien entre l’inflation du patri­moine pri­vé et celle des inéga­li­tés. Il convient donc d’organiser, par le biais de la fis­ca­li­té, une juste redis­tri­bu­tion de la richesse. Encore faut-il le vou­loir effec­ti­ve­ment, ce dont on peut effec­ti­ve­ment dou­ter quand on voit, par exemple, les Etats conti­nuer à se faire concur­rence pour atti­rer les mul­ti­na­tio­nales, alors qu’ils devraient au contraire mieux collaborer.

Avant de réfor­mer la fis­ca­li­té, cer­tains pensent qu’il y a déjà beau­coup à cap­ter par le biais de la lutte contre la fraude fiscale… 

C’est évident, mais quand on voit la manière dont on a dépe­cé l’administration fis­cale et le pou­voir judi­ciaire en ces matières, il est per­mis de s’interroger. Quel est le mes­sage que l’on fait pas­ser en por­tant une telle poli­tique, comme on l’a fait pen­dant des années ? La clé­mence dont on fait preuve à l’égard de la cri­mi­na­li­té finan­cière est cho­quante quand on la com­pare avec la rigueur de la lutte contre la fraude sociale, ou sup­po­sée telle. Quand l’inégalité entre les indi­vi­dus est à ce point déve­lop­pée, c’est la démo­cra­tie elle-même qui, en fin de compte, est menacée.

Nicolas Van Nuffel : « la transition, c’est un cap et un chemin »

Par Michel De Muelenaere

Nicolas Van Nuffel, responsable du plaidoyer au CNCD-11.11.11.

Nico­las Van Nuf­fel, res­pon­sable du plai­doyer au CNCD-11.11.11. – Pierre-Yves Thienpont.

Ça s’appelle la « tran­si­tion éco­lo­gique et sociale » et Nico­las Van Nuf­fel, direc­teur du plai­doyer au CNCD-11.11.11, en est un de plus ardents avo­cats. En fran­çais ? « Il s’agit de des­si­ner un che­min qui nous per­mette de récon­ci­lier trois dimen­sions trop long­temps oppo­sées : assu­rer la pros­pé­ri­té, dimi­nuer les inéga­li­tés sociales et inter­na­tio­nales et reve­nir dans les limites envi­ron­ne­men­tales de la Pla­nète ». Sûr, le déve­lop­pe­ment durable n’adviendra pas du jour au len­de­main. Ce qui compte, insiste-t-il, c’est le cap qu’on veut se don­ner et le che­min pour y arriver.

Et de cap, il en est déjà ques­tion. « En matière cli­ma­tique, il est clair : arri­ver à la neu­tra­li­té car­bone en 2050 et réduire les émis­sions de gaz à effet de serre d’au mini­mum 55 % en 2030. Ensuite ? Il s’agira de tra­cer des che­mins dans les grands domaines éco­no­miques (indus­trie, trans­port, agri­cul­ture, éner­gie, bâti­ment…) ; et pour cela se remettre à pla­ni­fier. Troi­sième défi urgent de la tran­si­tion : la ques­tion des moyens financiers ».

Le nou­veau gou­ver­ne­ment a fixé de bonnes direc­tions, mais celles-ci demandent à être pré­ci­sées, concré­ti­sées et finan­cées, détaille Van Nuf­fel, éga­le­ment pré­sident de la Coa­li­tion cli­mat. « C’est éga­le­ment le cas pour le Green Deal euro­péen. On retrouve beau­coup de bonnes inten­tions qu’au moment du début des marches pour le cli­mat nous n’aurions pas osé espé­rer. Mais sur les moyens, c’est un peu court ».

Pre­mière mesure concrète pour faire avan­cer la tran­si­tion : l’introduction d’une taxe sur les tran­sac­tions finan­cières inter­na­tio­nales. « La pro­po­si­tion a été intro­duite il y a neuf ans par la Com­mis­sion euro­péenne. Depuis, elle a été len­te­ment détri­co­tée ; de moins en moins large, avec de moins en moins de pays. Il faut reve­nir au texte ini­tial. Cette taxe géné­re­rait entre 40 et 60 mil­liards par an. Si 15 à 20 servent à rem­bour­ser les emprunts, il reste 30 mil­liards sup­plé­men­taires chaque année pour la tran­si­tion éco­lo­gique et sociale. Fai­sable : aujourd’hui, le seul obs­tacle est politique ».

Quant au conte­nu de la tran­si­tion : la prio­ri­té abso­lue est d’accompagner les sec­teurs les plus pol­luants (pétrole, pétro­chi­mie…) dont une par­tie doit revoir ses pro­ces­sus indus­triels et l’autre ces­ser ses acti­vi­tés. « Là non plus, pas du jour au len­de­main. Il ne faut pas que l’économie s’effondre, mais qu’elle entre en tran­si­tion pour être à zéro émis­sion de CO2 en 2050. Ce n’est évi­dem­ment pas facile à entendre, recon­naît Van Nuf­fel, mais si on a raté la sor­tie de l’économie du char­bon en Wal­lo­nie, c’est parce qu’on a vou­lu faire durer le plai­sir le plus long­temps pos­sible et qu’on n’a pas des­si­né de che­min de sor­tie. A l’évidence, l’économie du pétrole n’a plus d’avenir, c’est main­te­nant qu’il faut prendre les choses en main pour assu­rer une tran­si­tion juste et en dou­ceur de cer­tains sous-sec­teurs éco­no­miques en met­tant en place des méca­nismes pour for­mer la main‑d’œuvre à d’autres tâches ».

La Bel­gique, affirme-t-il, est le pays d’Europe qui a le plus à gagner. « On va perdre des emplois dans cer­tains sec­teurs, mais on va en gagner encore plus dans d’autres. Cela néces­site des for­ma­tions et un ren­for­ce­ment de la sécu­ri­té sociale qui est un méca­nisme essen­tiel pour une tran­si­tion en dou­ceur ». L’agriculture et l’agroalimentaire sont éga­le­ment cru­ciaux dans ce che­min vers un modèle plus res­pec­tueux de l’homme et de l’environnement. « Il faut uti­li­ser les moyens de la poli­tique agri­cole com­mune pour accom­pa­gner la tran­si­tion du monde agri­cole. On doit évi­dem­ment conti­nuer à nour­rir nos popu­la­tions, mais il faut pro­duire dans d’autres condi­tions tout en assu­rant que tout le monde a accès à une ali­men­ta­tion suf­fi­sante et de qua­li­té. Ce n’est pas le cas aujourd’hui pour les per­sonnes les plus pauvres, même dans nos pays ».

Com­ment évi­ter que ces mesures affectent les plus pauvres ? « Pour réduire ses émis­sions, la Bel­gique doit agir dans deux domaines essen­tiels : le trans­port et le bâti­ment, rap­pelle Van Nuf­fel. Or, ce sont deux des prin­ci­paux mar­queurs de la pau­vre­té. Nous devons tra­cer le che­min pour qu’en 2030 tout le monde en Bel­gique ait accès à un loge­ment salubre et bien iso­lé. Cela veut dire tri­pler le rythme de réno­va­tion des bâti­ments. Actuel­le­ment, les moyens ne suf­fisent pas ».

Même chose pour les trans­ports : amé­lio­rer la régu­la­ri­té et l’accessibilité des trans­ports publics donne un meilleur accès aux plus pré­caires à la mobi­li­té. « A Bruxelles, la majo­ri­té des habi­tants n’ont pas de voi­ture ; mais c’est sur­tout le cas chez les reve­nus les plus bas. En Wal­lo­nie, des gens qui ont déjà le cou­teau sur la gorge sont obli­gés d’avoir une voi­ture faute d’accès aux trans­ports publics. Et sou­vent, ils doivent se conten­ter d’une vieille car­casse pol­luante. Ils sont dou­ble­ment pié­gés. La solu­tion n’est pas d’électrifier les voi­tures de socié­té pour un gain cli­ma­tique et social faible. Il faut d’abord redé­ployer mas­si­ve­ment le réseau de trans­port en com­mun pour faci­li­ter l’accès des plus pré­caires à la mobilité ».

Les inten­tions du nou­veau gou­ver­ne­ment ne suf­fi­ront pas si les moyens ne suivent pas, pré­vient Van Nuf­fel. « Mani­fes­te­ment, sur la ques­tion fis­cale qui reste assez vague, les par­tis de la Vival­di ne sont pas allés au bout du débat ». Quant au plan de relance post-Covid, « la pire erreur serait de mettre tous les moyens pour relan­cer la même chose au nom de l’urgence socio-éco­no­mique. Quand la machine sera lan­cée, il sera beau­coup plus dif­fi­cile de la réorien­ter. C’est dès le début qu’il faut prendre des mesures per­met­tant de répondre à la fois à la crise éco­no­mique et sociale de court terme et à la crise envi­ron­ne­men­tale qui est une crise d’aujourd’hui, pas une crise de l’avenir. Il faut en cela pri­vi­lé­gier les sec­teurs éco­no­miques por­teurs d’avenir et la tran­si­tion des sec­teurs qui en ont besoin. Et impo­ser des condi­tions aux aides d’Etat accor­dées aux sec­teurs les plus pol­luants et aux entre­prises les plus importantes ».

Isabelle Ferreras « Reconnaître les travailleurs comme des investisseurs en travail »

Isabelle Ferreras est titulaire d’un doctorat en sociologie de l’UC Louvain et d’un Master of Science in Political Science du Massachusetts Institute of Technology (MIT, Etats-Unis). Maître de recherches au FNRS, elle enseigne à l’UC Louvain. Elle est chercheuse associée à l’Université Harvard.

Isa­belle Fer­re­ras est titu­laire d’un doc­to­rat en socio­lo­gie de l’UC Lou­vain et d’un Mas­ter of Science in Poli­ti­cal Science du Mas­sa­chu­setts Ins­ti­tute of Tech­no­lo­gy (MIT, Etats-Unis). Maître de recherches au FNRS, elle enseigne à l’UC Lou­vain. Elle est cher­cheuse asso­ciée à l’Université Har­vard. – Pierre-Yves Thienpont.

Une carte blanche en mai et, depuis lors, la sor­tie de Le Mani­feste Tra­vail. Démo­cra­ti­ser. Démar­chan­di­ser. Dépol­luer (Seuil). Isa­belle Fer­re­ras (UCLou­vain) est l’une des cher­cheuses en sciences sociales der­rière ce vaste mou­ve­ment qui se pro­pose de faire face à la crise que nous tra­ver­sons et de pen­ser un autre monde.

La crise sani­taire a démon­tré le carac­tère essen­tiel de cer­taines caté­go­ries de tra­vailleurs. Elle a aus­si sou­li­gné le fait que les inéga­li­tés sala­riales n’étaient pas les seules à combattre. 

En qua­li­fiant cer­taines fonc­tions d’essentielles, le gou­ver­ne­ment a mis en valeur le fait que les hié­rar­chies sala­riales ne reflé­taient pas une hié­rar­chie qu’on pour­rait qua­li­fier de « contri­bu­tive », témoi­gnant de l’importance de la contri­bu­tion de ces fonc­tions à la socié­té. Pour cor­ri­ger cette inéga­li­té de trai­te­ment accré­di­tée par la crise, il aurait fal­lu reva­lo­ri­ser ces fonc­tions. Mais rien n’a été fait alors que de nou­velles semaines dif­fi­ciles s’annoncent, alors que tous les tra­vailleurs portent à bout de bras les mis­sions des orga­ni­sa­tions où ils tra­vaillent, qu’ils aient été qua­li­fiés d’essentiels ou non. Qu’attendons-nous ? Tou­te­fois, si redres­ser les inéga­li­tés de salaire est néces­saire, c’est insuf­fi­sant dans la pers­pec­tive d’une recon­nais­sance des tra­vailleurs. La véri­table recon­nais­sance vien­dra lorsqu’on les consi­dé­re­ra pour ce qu’ils sont : des inves­tis­seurs en tra­vail au sein des struc­tures éco­no­miques dans les­quelles ils sont impli­qués. Autre­ment dit, qu’ils et elles puissent par­ti­ci­per à prendre les déci­sions qui les concernent et concernent l’avenir de leur orga­ni­sa­tion. Pour abou­tir à cela, on peut apprendre de la Seconde Guerre mon­diale : à la fin de la guerre, pour recon­naître la contri­bu­tion essen­tielle des femmes qui avaient fait tenir le pays, on n’a pas dit qu’on allait sim­ple­ment… un peu mieux les payer. On leur a accor­dé la citoyen­ne­té… le droit poli­tique d’être consi­dé­rée en égales. Ici, nous fai­sons face à un même type d’enjeu, dans le champ éco­no­mique. Dans le sys­tème capi­ta­liste, on a jusqu’ici réser­vé la capa­ci­té de peser sur le gou­ver­ne­ment de l’entreprise aux seuls appor­teurs de capi­tal. Pour­tant, les entre­prises n’existent pas sans un inves­tis­se­ment en tra­vail, por­té par les tra­vailleurs, qu’il est temps de reconnaitre.

Pour­quoi l’idéal démo­cra­tique, basé sur l’égalité, s’est déployée lar­ge­ment en s’arrêtant d’une cer­taine façon aux portes de l’entreprise ?

La ques­tion méri­te­rait sans doute plu­sieurs col­loques… Mais je dirais, pour offrir une réponse rapide, qu’en Occi­dent, on a été for­te­ment influen­cé par la phi­lo­so­phie du libé­ra­lisme qui trace une fron­tière très étanche entre la sphère éco­no­mique et la sphère poli­tique. Aujourd’hui, on voit les limites de ce modèle car on peut recon­naître que la sphère éco­no­mique est de fac­to une exten­sion du champ poli­tique. Et tout le monde peut le voir, les grandes entre­prises sont en fait des enti­tés poli­tiques par­ve­nant par exemple à mettre les États en concur­rence les uns avec les autres pour obte­nir les meilleurs taux d’imposition. Or le pro­jet démo­cra­tique n’est pas tenable si on n’envisage pas qu’il concerne l’ensemble de notre vie. Si nous nous recon­nais­sons comme « libres et égaux en digni­té et en droits », on ne peut pas consi­dé­rer que cela ne tient que jusqu’aux portes de l’entreprise seule­ment. Les indi­vi­dus sont uns.

Quelles consé­quences cela aurait au sein des entre­prises de don­ner un poids non seule­ment aux déten­teurs de capi­tal mais aus­si aux travailleurs ? 

Pour réa­li­ser cela, je pré­co­nise de prendre au sérieux les conseils d’entreprise qui devraient eux aus­si, et pas seule­ment les conseils d’administration, vali­der le pro­jet et la stra­té­gie de l’entreprise. Cela per­met­trait aux tra­vailleurs et à leurs repré­sen­tants élus lors des élec­tions sociales sur les listes dépo­sées par les orga­ni­sa­tions syn­di­cales de faire valoir leurs visions sur ceux-ci. Et il est rai­son­nable d’anticiper que les déci­sions qui en décou­le­raient seraient beau­coup plus équi­li­brées dans la valo­ri­sa­tion des inté­rêts en pré­sence. Aujourd’hui, celles-ci sont biai­sées en faveur des inté­rêts de ceux qui apportent du capi­tal au détri­ment des tra­vailleurs qui y inves­tissent toute leur per­sonne, leur san­té, men­tale et phy­sique et par ailleurs ont un avis sur ce qu’ils font. Si par exemple, dans les hôpi­taux, les infir­mières avaient eu voix au cha­pitre, on ne se trou­ve­rait pas dans des situa­tions de souf­france au tra­vail telles que celles qu’on connaît aujourd’hui.

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