Vendredi, « Le Soir » et Carta Academica lancent un grand débat, en direct, sur trois dossiers brûlants : la transition écologique et sociale, la justice fiscale et la dette. Posez vos questions aux experts invités !
Après une trop brève trêve estivale, la situation sanitaire s’est à nouveau fortement détériorée. Elle remue son lot d’incertitudes personnelles mais aussi socio-économiques : le marasme du printemps dernier est encore dans tous les esprits.
Quelle relance, dans ces conditions ? Quel « monde d’après » ? Avec quels moyens ? Et qui va payer la crise ?
Paradoxalement, ces questions semblent désormais presque passer au second plan. Selon l’image maintes fois entendue ces derniers temps, « quand la maison brûle, il faut d’abord éteindre l’incendie avant de songer à reconstruire »… Elles n’en demeurent pas moins capitales : des réponses apportées dépend l’avenir d’une ou deux générations.
Carta Academica, collectif d’académiques « engagés », dont on peut lire une chronique chaque samedi sur notre site, et Le Soir ont décidé de lancer la réflexion.
« Et maintenant, on fait quoi ? ». Ce vendredi, à 19h, un débat d’1h30 se déroulera à la rédaction, rue Royale. Il sera retransmis en direct pour nos lecteurs via notre page Facebook ICI, puis ultérieurement par les soins de Carta Academica, et par Le Soir, qui en diffusera des extraits sur son site.
Trois grandes thématiques seront abordées :
1. La transition écologique et sociale : vers quel modèle ? et comment y arriver ?
2. La fiscalité et la justice fiscale : quels moyens pour mieux répartir la charge ?
3. Le budget et la dette : vers quel modèle économique ?
Avec, en sus, la question des inégalités, qui traverse chaque dossier de part en part.
Pour en débattre quatre experts : Paul De Grauwe, professeur à London School of Economics, Christine Mahy, secrétaire générale du Réseau wallon de lutte contre la pauvreté, Isabelle Ferreras, professeure de sociologie à l’UCLouvain, et Nicolas Van Nuffel, directeur du plaidoyer au CNCD-11.11.11, la coupole des organisations de solidarité internationale.
Pour poser les enjeux et nourrir la réflexion, nous les avons préalablement interrogés. Vous êtes invités à en faire de même. Béatrice Delvaux, éditorialiste en chef du Soir, qui animera le débat, se chargera de relayer vos questions vendredi soir, en direct. Posez-les dès maintenant en commentaire de notre direct vidéo sur Facebook.
« Je suis convaincu qu’il faut imposer une taxe progressive sur la fortune. J’entends bien l’objection : le patrimoine est déjà fortement taxé en Belgique. Mais pas de la bonne manière ! Il ne s’agit pas de taxer ceux qui, par leur travail, ont accumulé un certain patrimoine, une maison, un peu d’argent – et qui représentent 95 % de la population. Pour les 5 % les plus riches, au contraire, il faut taxer la fortune ; et à des taux qui augmentent – disons : 1 % au-delà du million d’euros, 2 % au-delà de 10 millions, 3 % au-delà de 100 millions, 4 % au-delà du milliard, et ainsi de suite – sur le modèle que propose Thomas Piketty. Un niveau excessif d’inégalités, cela détruit la démocratie. On le voit aux Etats-Unis, où les personnes très fortunées ont les moyens d’influencer la politique à leur profit. Or, Thomas Piketty l’a montré : les grands patrimoines augmentent plus vite que le PIB, parce que le taux de rendement que les très riches peuvent obtenir, qui n’est pas celui que l’épargnant lambda obtient sur son compte d’épargne, est plus élevé que la croissance économique. Il faut donc freiner l’accumulation des fortunes, mais aussi éviter que ces très grosses fortunes ne passent d’une génération à l’autre, sinon nous verrons le retour à l’Ancien régime, à la ploutocratie. Voulons-nous qu’en Europe également les très riches puissent acheter le système politique ? »
Un chapitre dans la déclaration gouvernementale est dédié à la lutte contre la pauvreté. C’est bien de prendre un tel engagement, mais ce n’est pas suffisant. L’objectif ne peut en effet être atteint que si on dépasse la mise en œuvre de mesures dédiées en visant beaucoup plus large, beaucoup plus ambitieux : passer au screening toutes les politiques publiques et les analyser à l’aune de la réduction des inégalités. En se posant la question de savoir si telle mesure envisagée pourra bel et bien réduire les inégalités, si elle est neutre de ce point de vue ou si au contraire elle risque de les augmenter. Affirmer vouloir réduire les inégalités, c’est bien, analyser toutes les politiques à cette aune, c’est en réalité révolutionnaire !
C’est un tabou des 30 dernières années qu’il faut briser : se remettre à planifier. « Jusqu’au début des années 90, la Belgique avait un ministre du plan, rappelle Van Nuffel. Guy Verhofstadt (VLD) fut l’un d’entre eux. Ensuite, la planification est devenue un tabou associé au communisme… » Ce qu’il attend ? « Une conférence nationale sur la transition juste, « pas un happening d’une matinée ou d’une journée avec des discours, mais bien un processus mettant autour de la table les acteurs clés, secteur par secteur, Etat, syndicats, patrons, experts avec une contribution variable des ONG pour amener de la diversité. L’idée est de dessiner les contours et les mesures de la transition avec des échéances régulières, de moyen et de long terme ; 2030, 2050. Un parlement citoyen ferait aussi partie de la panoplie des solutions. Et il faut redonner un rôle à l’Etat pour assurer le monitoring de la trajectoire ».
« Après la crise sanitaire, c’est la crise climatique qui est devant nous. Elle va dramatiquement bousculer nos équilibres géopolitiques et nos habitats. En juin 2019 par exemple, 8.000 travailleurs d’Amazon aux USA avaient demandé à l’Assemblée générale des actionnaires de tenir compte des recommandations du GIEC pour y conformer la stratégie de l’entreprise. Mais Jeff Bezos a trouvé que ce n’était pas une priorité… »
Paul De Grauwe : « Les Etats doivent investir dans la transition écologique et ils en ont les moyens »
Suite à la crise du Covid-19, les dettes publiques vont considérablement augmenter. Si les règles budgétaires européennes ont été suspendues pour cette année et la prochaine, ne faudra-t-il pas ensuite y revenir, pas pour le principe, mais pour garantir la soutenabilité des dettes publiques ?
La dette publique est soutenable aussi longtemps que le taux de croissance (nominale) est supérieur au taux d’intérêt. Dans ce cas, il n’y a pas d’effet boule-de-neige, pas d’explosion de la dette ; au contraire, le ratio de dette publique, la dette en pourcent du PIB, se stabilise ou se réduit, sans qu’il y ait d’effort à réaliser. Une fois que la pandémie aura été vaincue, la croissance sera initialement assez forte par un effet de rattrapage, tandis que les taux d’intérêt resteront bas au moins pendant un certain nombre d’années.
Cela ne veut pas dire qu’on pourra se passer de règles budgétaires…
Mais il faudra d’autres règles. Une règle qui impose l’équilibre budgétaire n’a pas de sens économique. Il faut donner aux autorités publiques les moyens d’investir, car des investissements judicieusement choisis accroissent le potentiel économique. L’Europe devrait adopter la « règle d’or », selon laquelle les investissements publics peuvent être financés par l’émission de dette.
Même si la dette n’est pas explosive, on ne peut exclure que certains pays, dont le ratio, déjà élevé avant la pandémie, atteindra des niveaux inédits, soient mis sous pression par les marchés financiers pour mettre en œuvre des politiques d’austérité. Ils seraient ainsi condamnés à une longue période de croissance faible et dans l’incapacité de financer la transition écologique. Le danger est réel, non ?
Oui. Pour certains pays, le problème pourrait se poser à moyen terme. Ainsi, la dette publique italienne atteindrait 152 % du PIB l’an prochain, selon l’OCDE. Les prophéties des marchés peuvent en effet être autoréalisatrices : il suffit que les investisseurs craignent que la dette de tel ou tel pays ne soit pas soutenable et refusent de leur prêter de quoi faire rouler la dette ou exigent des taux très élevés pour provoquer une crise de la dette. Mais la Banque centrale européenne (BCE) a les moyens d’intervenir en achetant, comme elle le fait déjà aujourd’hui, la dette publique. Elle s’est engagée à le faire. Et tant qu’elle conserve les titres souverains qu’elle a acquis, c’est comme si cette partie de la dette publique n’existait plus, puisque la banque centrale retransfère au Trésor les intérêts que celui-ci lui a versés. Il suffit que la banque centrale s’engage à détenir cette dette indéfiniment – et donc, quand les titres arrivent à échéance, à racheter un montant de dette équivalent. La BCE pourrait d’ailleurs aussi bien annuler la dette publique qu’elle détient ; cela ne poserait aucun problème.
La banque centrale ne devrait-elle pas comptabiliser cela comme une perte et demander à ses actionnaires, les Etats, de la recapitaliser ?
Non. L’actif de la banque centrale n’a pas d’importance. Elle pourrait ne pas avoir d’actif que cela ne poserait aucun problème.
D’importants investissements publics seront nécessaires dans le cadre de la transition écologique. Les Etats en auront-ils les moyens ?
Tout à fait. Ils émettront de la dette. On peut se le permettre. Aujourd’hui, la Belgique emprunte pour dix ans à taux négatif. La dette ne coûte rien. Si ces moyens sont investis pour renforcer la résilience de l’économie face au défi climatique, où est le problème ? Une économie plus résiliente et plus prospère générera plus de recettes fiscales. Soyons sérieux. Une entreprise privée peut s’endetter pour financer des investissements productifs qui augmentent sa rentabilité future, laquelle lui permettra de rembourser son emprunt. Et l’Etat ne le pourrait pas ?
Christine Mahy : « Un impôt sur la fortune est totalement légitime »
entretien
N’est-ce pas paradoxal de déjà parler de relance alors qu’on n’est pas encore sorti de la crise ?
La crise que nous traversons est révélatrice de la manière dont notre société est organisée et de ses dysfonctionnements : en s’insinuant dans nos vies, le coronavirus a révélé et amplifié d’énormes fragilités. Réfléchir dès à présent à la relance n’a rien de paradoxal ni d’anachronique, pour autant qu’on réfléchisse à la manière de corriger, préventivement, ces dysfonctionnements. Si c’est pour repartir « comme avant », en ne considérant pas cette crise comme une opportunité pour changer les choses, pour organiser le « monde d’après », cela n’a évidemment pas beaucoup d’intérêt.
Dans cette optique, quel rôle peut jouer la fiscalité ?
Elle est très importante, dans la mesure où c’est par ce biais qu’on fait rentrer de l’argent dans les caisses. Mais s’il faut évidemment interroger la manière de mieux percevoir un impôt juste, il faut aussi questionner la nécessaire solidarité que cette fiscalité doit organiser, et il faut donc s’interroger en amont sur ce qu’on veut faire. Trop longtemps, on s’est focalisé sur le curatif, notamment en matière de lutte contre la pauvreté. Or, le curatif coûte bien plus cher que le préventif. C’est très clair dans le monde de la santé, où une politique de prévention efficace permet d’éviter de devoir traiter des pathologies beaucoup plus lourdes dès lors que cette prévention n’a pas été organisée. Dans le domaine qui m’intéresse, le coût pour la société de la gestion des conséquences de la pauvreté est plus élevé que le serait celui d’une politique ambitieuse, à long terme, visant à éradiquer celle-ci – je pense notamment à l’accès à l’éducation et au logement. Mieux vaut éviter que le système déraille plutôt que dépenser une fortune pour le réparer.
Dès lors qu’on veut agir préventivement, il faut dégager les moyens ad hoc. Où aller chercher cet argent ? L’idée d’un « impôt sur la fortune » est à nouveau évoquée.
Je me méfie de la formule, en ce sens qu’elle revêt un caractère populiste, qu’elle tend à opposer les pauvres aux riches. Or, il ne sert à rien de stigmatiser qui que ce soit, ni les pauvres, ni les riches. Ceci étant, je suis évidemment favorable au principe : un impôt sur la fortune est totalement légitime. L’idée selon laquelle les riches ne doivent leur aisance financière qu’à eux-mêmes m’est insupportable : je ne vise pas seulement l’héritage, mais surtout le fait que même l’entrepreneur le plus « génial », le plus talentueux, ne serait pas devenu ce qu’il est sans le bénéfice, entre autres, d’un système éducatif de qualité qui est financé par la collectivité. Je suis choquée par la manière dont certains, étant parvenus à un certain niveau de richesse, s’organisent pour ne pas la partager.
Mais l’Etat n’est-il pas, dans une certaine mesure, l’organisateur de sa propre pauvreté, dès lors qu’il multiplies les exonérations et autres niches fiscales ?
Il y a une forme de connivence – je ne dis pas « collusion » – entre le pouvoir politique au sens large et les possédants, une forme d’idée reçue selon laquelle la richesse se constitue avant tout par le mérite, dans une société où la concurrence est érigée en valeur cardinale. Dans cette perspective, on croit en une forme de logique vertueuse par le biais de laquelle le capital ruissellerait en quelque sorte naturellement dans la société. Or, cela ne fonctionne pas comme cela, ainsi que Thomas Piketty l’a démontré : il y a au contraire un lien entre l’inflation du patrimoine privé et celle des inégalités. Il convient donc d’organiser, par le biais de la fiscalité, une juste redistribution de la richesse. Encore faut-il le vouloir effectivement, ce dont on peut effectivement douter quand on voit, par exemple, les Etats continuer à se faire concurrence pour attirer les multinationales, alors qu’ils devraient au contraire mieux collaborer.
Avant de réformer la fiscalité, certains pensent qu’il y a déjà beaucoup à capter par le biais de la lutte contre la fraude fiscale…
C’est évident, mais quand on voit la manière dont on a dépecé l’administration fiscale et le pouvoir judiciaire en ces matières, il est permis de s’interroger. Quel est le message que l’on fait passer en portant une telle politique, comme on l’a fait pendant des années ? La clémence dont on fait preuve à l’égard de la criminalité financière est choquante quand on la compare avec la rigueur de la lutte contre la fraude sociale, ou supposée telle. Quand l’inégalité entre les individus est à ce point développée, c’est la démocratie elle-même qui, en fin de compte, est menacée.
Nicolas Van Nuffel : « la transition, c’est un cap et un chemin »
Ça s’appelle la « transition écologique et sociale » et Nicolas Van Nuffel, directeur du plaidoyer au CNCD-11.11.11, en est un de plus ardents avocats. En français ? « Il s’agit de dessiner un chemin qui nous permette de réconcilier trois dimensions trop longtemps opposées : assurer la prospérité, diminuer les inégalités sociales et internationales et revenir dans les limites environnementales de la Planète ». Sûr, le développement durable n’adviendra pas du jour au lendemain. Ce qui compte, insiste-t-il, c’est le cap qu’on veut se donner et le chemin pour y arriver.
Et de cap, il en est déjà question. « En matière climatique, il est clair : arriver à la neutralité carbone en 2050 et réduire les émissions de gaz à effet de serre d’au minimum 55 % en 2030. Ensuite ? Il s’agira de tracer des chemins dans les grands domaines économiques (industrie, transport, agriculture, énergie, bâtiment…) ; et pour cela se remettre à planifier. Troisième défi urgent de la transition : la question des moyens financiers ».
Le nouveau gouvernement a fixé de bonnes directions, mais celles-ci demandent à être précisées, concrétisées et financées, détaille Van Nuffel, également président de la Coalition climat. « C’est également le cas pour le Green Deal européen. On retrouve beaucoup de bonnes intentions qu’au moment du début des marches pour le climat nous n’aurions pas osé espérer. Mais sur les moyens, c’est un peu court ».
Première mesure concrète pour faire avancer la transition : l’introduction d’une taxe sur les transactions financières internationales. « La proposition a été introduite il y a neuf ans par la Commission européenne. Depuis, elle a été lentement détricotée ; de moins en moins large, avec de moins en moins de pays. Il faut revenir au texte initial. Cette taxe générerait entre 40 et 60 milliards par an. Si 15 à 20 servent à rembourser les emprunts, il reste 30 milliards supplémentaires chaque année pour la transition écologique et sociale. Faisable : aujourd’hui, le seul obstacle est politique ».
Quant au contenu de la transition : la priorité absolue est d’accompagner les secteurs les plus polluants (pétrole, pétrochimie…) dont une partie doit revoir ses processus industriels et l’autre cesser ses activités. « Là non plus, pas du jour au lendemain. Il ne faut pas que l’économie s’effondre, mais qu’elle entre en transition pour être à zéro émission de CO2 en 2050. Ce n’est évidemment pas facile à entendre, reconnaît Van Nuffel, mais si on a raté la sortie de l’économie du charbon en Wallonie, c’est parce qu’on a voulu faire durer le plaisir le plus longtemps possible et qu’on n’a pas dessiné de chemin de sortie. A l’évidence, l’économie du pétrole n’a plus d’avenir, c’est maintenant qu’il faut prendre les choses en main pour assurer une transition juste et en douceur de certains sous-secteurs économiques en mettant en place des mécanismes pour former la main‑d’œuvre à d’autres tâches ».
La Belgique, affirme-t-il, est le pays d’Europe qui a le plus à gagner. « On va perdre des emplois dans certains secteurs, mais on va en gagner encore plus dans d’autres. Cela nécessite des formations et un renforcement de la sécurité sociale qui est un mécanisme essentiel pour une transition en douceur ». L’agriculture et l’agroalimentaire sont également cruciaux dans ce chemin vers un modèle plus respectueux de l’homme et de l’environnement. « Il faut utiliser les moyens de la politique agricole commune pour accompagner la transition du monde agricole. On doit évidemment continuer à nourrir nos populations, mais il faut produire dans d’autres conditions tout en assurant que tout le monde a accès à une alimentation suffisante et de qualité. Ce n’est pas le cas aujourd’hui pour les personnes les plus pauvres, même dans nos pays ».
Comment éviter que ces mesures affectent les plus pauvres ? « Pour réduire ses émissions, la Belgique doit agir dans deux domaines essentiels : le transport et le bâtiment, rappelle Van Nuffel. Or, ce sont deux des principaux marqueurs de la pauvreté. Nous devons tracer le chemin pour qu’en 2030 tout le monde en Belgique ait accès à un logement salubre et bien isolé. Cela veut dire tripler le rythme de rénovation des bâtiments. Actuellement, les moyens ne suffisent pas ».
Même chose pour les transports : améliorer la régularité et l’accessibilité des transports publics donne un meilleur accès aux plus précaires à la mobilité. « A Bruxelles, la majorité des habitants n’ont pas de voiture ; mais c’est surtout le cas chez les revenus les plus bas. En Wallonie, des gens qui ont déjà le couteau sur la gorge sont obligés d’avoir une voiture faute d’accès aux transports publics. Et souvent, ils doivent se contenter d’une vieille carcasse polluante. Ils sont doublement piégés. La solution n’est pas d’électrifier les voitures de société pour un gain climatique et social faible. Il faut d’abord redéployer massivement le réseau de transport en commun pour faciliter l’accès des plus précaires à la mobilité ».
Les intentions du nouveau gouvernement ne suffiront pas si les moyens ne suivent pas, prévient Van Nuffel. « Manifestement, sur la question fiscale qui reste assez vague, les partis de la Vivaldi ne sont pas allés au bout du débat ». Quant au plan de relance post-Covid, « la pire erreur serait de mettre tous les moyens pour relancer la même chose au nom de l’urgence socio-économique. Quand la machine sera lancée, il sera beaucoup plus difficile de la réorienter. C’est dès le début qu’il faut prendre des mesures permettant de répondre à la fois à la crise économique et sociale de court terme et à la crise environnementale qui est une crise d’aujourd’hui, pas une crise de l’avenir. Il faut en cela privilégier les secteurs économiques porteurs d’avenir et la transition des secteurs qui en ont besoin. Et imposer des conditions aux aides d’Etat accordées aux secteurs les plus polluants et aux entreprises les plus importantes ».
Isabelle Ferreras « Reconnaître les travailleurs comme des investisseurs en travail »
Une carte blanche en mai et, depuis lors, la sortie de Le Manifeste Travail. Démocratiser. Démarchandiser. Dépolluer (Seuil). Isabelle Ferreras (UCLouvain) est l’une des chercheuses en sciences sociales derrière ce vaste mouvement qui se propose de faire face à la crise que nous traversons et de penser un autre monde.
La crise sanitaire a démontré le caractère essentiel de certaines catégories de travailleurs. Elle a aussi souligné le fait que les inégalités salariales n’étaient pas les seules à combattre.
En qualifiant certaines fonctions d’essentielles, le gouvernement a mis en valeur le fait que les hiérarchies salariales ne reflétaient pas une hiérarchie qu’on pourrait qualifier de « contributive », témoignant de l’importance de la contribution de ces fonctions à la société. Pour corriger cette inégalité de traitement accréditée par la crise, il aurait fallu revaloriser ces fonctions. Mais rien n’a été fait alors que de nouvelles semaines difficiles s’annoncent, alors que tous les travailleurs portent à bout de bras les missions des organisations où ils travaillent, qu’ils aient été qualifiés d’essentiels ou non. Qu’attendons-nous ? Toutefois, si redresser les inégalités de salaire est nécessaire, c’est insuffisant dans la perspective d’une reconnaissance des travailleurs. La véritable reconnaissance viendra lorsqu’on les considérera pour ce qu’ils sont : des investisseurs en travail au sein des structures économiques dans lesquelles ils sont impliqués. Autrement dit, qu’ils et elles puissent participer à prendre les décisions qui les concernent et concernent l’avenir de leur organisation. Pour aboutir à cela, on peut apprendre de la Seconde Guerre mondiale : à la fin de la guerre, pour reconnaître la contribution essentielle des femmes qui avaient fait tenir le pays, on n’a pas dit qu’on allait simplement… un peu mieux les payer. On leur a accordé la citoyenneté… le droit politique d’être considérée en égales. Ici, nous faisons face à un même type d’enjeu, dans le champ économique. Dans le système capitaliste, on a jusqu’ici réservé la capacité de peser sur le gouvernement de l’entreprise aux seuls apporteurs de capital. Pourtant, les entreprises n’existent pas sans un investissement en travail, porté par les travailleurs, qu’il est temps de reconnaitre.
Pourquoi l’idéal démocratique, basé sur l’égalité, s’est déployée largement en s’arrêtant d’une certaine façon aux portes de l’entreprise ?
La question mériterait sans doute plusieurs colloques… Mais je dirais, pour offrir une réponse rapide, qu’en Occident, on a été fortement influencé par la philosophie du libéralisme qui trace une frontière très étanche entre la sphère économique et la sphère politique. Aujourd’hui, on voit les limites de ce modèle car on peut reconnaître que la sphère économique est de facto une extension du champ politique. Et tout le monde peut le voir, les grandes entreprises sont en fait des entités politiques parvenant par exemple à mettre les États en concurrence les uns avec les autres pour obtenir les meilleurs taux d’imposition. Or le projet démocratique n’est pas tenable si on n’envisage pas qu’il concerne l’ensemble de notre vie. Si nous nous reconnaissons comme « libres et égaux en dignité et en droits », on ne peut pas considérer que cela ne tient que jusqu’aux portes de l’entreprise seulement. Les individus sont uns.
Quelles conséquences cela aurait au sein des entreprises de donner un poids non seulement aux détenteurs de capital mais aussi aux travailleurs ?
Pour réaliser cela, je préconise de prendre au sérieux les conseils d’entreprise qui devraient eux aussi, et pas seulement les conseils d’administration, valider le projet et la stratégie de l’entreprise. Cela permettrait aux travailleurs et à leurs représentants élus lors des élections sociales sur les listes déposées par les organisations syndicales de faire valoir leurs visions sur ceux-ci. Et il est raisonnable d’anticiper que les décisions qui en découleraient seraient beaucoup plus équilibrées dans la valorisation des intérêts en présence. Aujourd’hui, celles-ci sont biaisées en faveur des intérêts de ceux qui apportent du capital au détriment des travailleurs qui y investissent toute leur personne, leur santé, mentale et physique et par ailleurs ont un avis sur ce qu’ils font. Si par exemple, dans les hôpitaux, les infirmières avaient eu voix au chapitre, on ne se trouverait pas dans des situations de souffrance au travail telles que celles qu’on connaît aujourd’hui.