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Carte blanche sur le climat et l’énergie : qu’attend la Belgique pour changer de stratégie ?

Publié le 6 juillet 2021
Carte blanche sur le climat et l’énergie: qu’attend la Belgique pour changer de stratégie?

Le 26 mai, la jus­tice néer­lan­daise a condam­né la mul­ti­na­tio­nale Shell à réduire ses émis­sions de gaz à effet de serre de 45 % d’ici 2030, par rap­port au niveau de 2019. Quelques semaines plus tard, c’est au tour d’un Etat, la Bel­gique, à être condam­né. Le 17 juin, le tri­bu­nal de pre­mière ins­tance de Bruxelles a jugé que l’État fédé­ral et les trois régions, en s’abstenant de prendre les mesures néces­saires pour pré­ve­nir les effets du chan­ge­ment cli­ma­tique, com­met­taient à la fois une faute et une vio­la­tion de la Conven­tion euro­péenne des droits de l’homme, qui pro­tège notam­ment le droit à la vie. Se basant sur la science cli­ma­tique, les juges ont consi­dé­ré qu’« il n’est plus per­mis de dou­ter de l’existence d’une menace réelle de chan­ge­ment cli­ma­tique dan­ge­reux ayant un effet néfaste direct sur la vie quo­ti­dienne des géné­ra­tions actuelle et future des habi­tants de la Belgique ».

Dans ces deux pro­cès, l’affaire n’est pas encore ter­mi­née. Des pro­cé­dures en appel sont déjà annon­cées et sur­tout, il fau­dra tra­duire les juge­ments par des mesures poli­tiques notam­ment dans le sec­teur éner­gé­tique. C’est là que réside le pro­blème puisque toute action dans ce domaine se heurte à un obs­tacle de taille : le Trai­té sur la charte de l’énergie (TCE).

Le TCE est incompatible avec les engagements climatiques des Etats

A l’origine, cet accord inter­na­tio­nal signé en 1994, avait pour objec­tif de sécu­ri­ser l’approvisionnement éner­gé­tique de l’Europe occi­den­tale suite à la fin de la Guerre froide en pro­té­geant les inves­tis­se­ments de ses entre­prises dans les éner­gies fos­siles (pétrole, gaz, char­bon). Or, la donne a radi­ca­le­ment chan­gé depuis sa signa­ture, avec les nou­veaux enga­ge­ments cli­ma­tiques pris par les pou­voirs publics si bien que le TCE, qui compte 55 par­ties dont l’Union euro­péenne (UE) et ses Etats membres (à l’exception de l’Italie), appa­raît aujourd’hui tota­le­ment incom­pa­tible avec la mise en place de poli­tiques de tran­si­tion éco­lo­gique et sociale.

Comment le TCE protège-il l’industrie fossile ?

Le TCE offre à l’industrie fos­sile un per­mis de pol­luer puisqu’il lui donne le droit d’attaquer les États devant des arbitres pri­vés si des mesures d’intérêt public (comme la lutte contre le réchauf­fe­ment cli­ma­tique) risquent de faire bais­ser ses pro­fits. C’est ce qui arrive actuel­le­ment aux Pays-Bas, atta­qués par deux mul­ti­na­tio­nales, après que le Par­le­ment a adop­té une loi pré­voyant la sup­pres­sion pro­gres­sive des cen­trales élec­triques au char­bon d’ici à 2030. L’entreprise RWE, qui a son siège en Alle­magne, réclame à l’Etat (donc aux contri­buables hol­lan­dais) 1,4 mil­liard d’euros pour soi-disant « com­pen­ser » les béné­fices hypo­thé­tiques qu’elle espé­rait tirer de ses inves­tis­se­ments, y com­pris ceux réa­li­sés en 2015 (avec la mise en ser­vice d’une nou­velle cen­trale à char­bon), soit la même année que l’Accord de Paris sur le cli­mat. Comble de l’ironie, cette loi liti­gieuse avait été prise pour se confor­mer à autre déci­sion de jus­tice hol­lan­daise appe­lée « Urgen­da » qui avait condam­né les Pays-Bas en 2019 à réduire ses émissions.

L’arme préférée des multinationales

Le cas hol­lan­dais n’est pas un cas iso­lé. Le TCE est même l’accord inter­na­tio­nal le plus uti­li­sé par les mul­ti­na­tio­nales devant les arbitres pri­vés avec 136 récla­ma­tions connues à ce jour, sans comp­ter les menaces de pour­suites. Le suc­cès du TCE auprès des mul­ti­na­tio­nales s’explique jus­te­ment par la pré­sence dans ce trai­té d’une clause d’arbitrage qui leur per­met de contour­ner les tri­bu­naux natio­naux et de l’UE pour obte­nir des com­pen­sa­tions finan­cières exor­bi­tantes qu’elles n’auraient pas obte­nues devant ces tri­bu­naux ordinaires.

Le champ des déci­sions poli­tiques qu’elles peuvent remettre en cause devant les arbitres est très vaste : légis­la­tions inter­di­sant le forage pétro­lier, mesures tou­chant à la fis­ca­li­té, aux sub­ven­tions octroyées à l’industrie des éner­gies fos­siles, à la sor­tie du nucléaire et du char­bon, etc. Une mesure visant à réduire la fac­ture d’électricité pour les ménages pré­caires ou le simple fait de deman­der une étude d’impact envi­ron­ne­men­tale peuvent éga­le­ment être atta­qués grâce au TCE.

Pour gar­der cette arme de pres­sion sur les Etats, les entre­prises inves­tis­sant dans les éner­gies fos­siles font un lob­bying intense auprès des res­pon­sables poli­tiques et du Secré­ta­riat du TCE basé en Bruxelles, y com­pris pour étendre le TCE aux pays du Sud. Shell fait même par­tie du groupe consul­ta­tif de l’industrie du TCE.

Et la Belgique ?

Aus­si long­temps qu’elle res­te­ra dans le car­can du TCE, la Bel­gique sera face à un dilemme inso­luble. Soit elle s’abstient de prendre les mesures néces­saires pour réa­li­ser la tran­si­tion éner­gé­tique vio­lant ain­si ses obli­ga­tions juri­diques en matière de cli­mat et la déci­sion du tri­bu­nal bruxel­lois, soit elle prend ces mesures mais s’expose alors à des repré­sailles juri­diques par les entre­prises sur base du TCE.

Fort heu­reu­se­ment, toute entrée dans le TCE n’est pas défi­ni­tive d’autant qu’il n’y rien à gagner en res­tant dans ce trai­té aus­si bien en terme éco­no­mique que de créa­tion d’emplois. Il n’y a, en effet, aucune preuve empi­rique qu’une telle pro­tec­tion des inves­tis­se­ments pri­vés aug­mente les inves­tis­se­ments directs étran­gers (1).

Pour l’instant, la Bel­gique s’enlise dans la rené­go­cia­tion de ce trai­té. Son but est de « moder­ni­ser » le TCE en le ren­dant com­pa­tible avec l’Accord de Paris, sauf que cet objec­tif ne peut objec­ti­ve­ment pas être atteint. D’une part, la sup­pres­sion de clause d’arbitrage ne figure pas sur la table des négo­cia­tions et d’autre part, même les demandes les moins ambi­tieuses ont peu de chance d’aboutir en rai­son de la règle de l’unanimité qui requiert l’accord des 55 par­ties pour modi­fier le trai­té. En clair, il suf­fit qu’un seul Etat refuse une pro­po­si­tion d’amendement pour que celle-ci soit blo­quée. Ces négo­cia­tions sont donc dans l’impasse.

Inter­ro­gée en juin à l’Assemblée natio­nale au sujet du TCE, la ministre fran­çaise de la tran­si­tion éco­lo­gique s’est ren­due à cette évi­dence en décla­rant, après déjà cinq cycles de négo­cia­tion infruc­tueux, que le « pro­ces­sus de moder­ni­sa­tion du Trai­té ne semble pas être en bonne voie » et « ne pour­ra pro­duire d’avancées réelles avant de nom­breuses années dans le meilleur des cas ». Sauf qu’il y a urgence à agir contre le réchauf­fe­ment climatique.

Rejoi­gnant enfin les appels des scien­ti­fiques, de la socié­té civile et des par­le­men­taires, les gou­ver­ne­ments fran­çais et espa­gnol plaident aujourd’hui, à la veille d’un nou­veau cycle de négo­cia­tion qui se tien­dra le 6 juillet, pour que la sor­tie de l’UE et des Etats membres du TCE soit sérieu­se­ment examinée.

Il est temps que la Bel­gique change elle aus­si de stra­té­gie et rejoigne dès main­te­nant ce mou­ve­ment pour la sor­tie du TCE. Celui lui per­met­trait de se concen­trer sur des mesures de tran­si­tion éco­lo­giques ambi­tieuses et créa­trices d’emplois, à l’abri de toute attaque devant des tri­bu­naux d’arbitrages opaques, par­tiaux et coûteux.

https://plus.lesoir.be/381701/article/2021 – 07-01/carte-blanche-sur-le-climat-et-lenergie-quattend-la-belgique-pour-changer-de?fbclid=IwAR2KEaQwOwdDLvDywsRNhz-0XM1phOVawygsulNmKo6FqDVImACKvPlhwcA

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